Mercuriales: aperçu historique

 

1. Origines

En France, la tradition de prononcer un discours à la reprise des travaux judiciaires remonte au XIVe siècle. Elle s’organise dans les parlements jusqu’à la Révolution de 1789. Supprimé durant la période révolutionnaire, avec tout l’apparat qui accompagne la rentrée judiciaire, le discours de rentrée fait rapidement sa réapparition. Sous l’Empire, Napoléon Ier le rétablit par deux dispositions légales (art. 101 du décret du 30 mars 1808 et art. 34 du décret du 6 juillet 1810). Depuis le décret du 6 juillet 1810, le discours de rentrée est une prérogative exclusive du ministère public. Il revient au procureur général ou à l’un de ses avocats généraux de le prononcer. Les missions propres aux magistrats du ministère public les prédisposent en effet à cette tâche: ils sont chargés de veiller au maintien de l’ordre public, à la bonne exécution des lois, des arrêts et des jugements. Accoutumés à prononcer de puissants réquisitoires, ils maîtrisent toutes les ficelles rhétoriques destinées à convaincre leur auditoire.

L’ancien droit belge ne conserve pas de trace du discours de rentrée. Néanmoins, conformément au deuxième décret napoléonien, les discours de rentrée, consacrés à l’un ou l’autre sujet “convenable à la circonstance”, sont prononcés dans les cours impériales de Bruxelles et de Liège de 1811 à 1815. Sous le régime hollandais, ils cessent d’être prononcés à Bruxelles, alors qu’ils continuent de l’être à Liège.

 

2. En Belgique

Dans le jeune État belge, après l’organisation judiciaire de 1832, les procureurs généraux près les cours d’appel réinstaurent rapidement la tradition de prononcer un discours à l’occasion de la rentrée. À la Cour de cassation, le discours de rentrée fait son apparition plus tardivement avec la loi d’organisation judiciaire du 18 juin 1869. Avant celle-ci, la Cour de cassation, à l’instar des justices de paix, siégeait en permanence : elle n’avait ni vacances, ni rentrée.

 

3. “Discours de rentrée” vs “mercuriale”

Une certaine confusion s’est progressivement établie dans le jargon judiciaire entre les expressions “discours de rentrée” et “mercuriale”. À l’origine, ce sont pourtant deux discours entièrement distincts. La mercuriale, organisée par l’article 8 de la loi du 20 avril 1810, était prononcée, comme son nom l’indique, le premier mercredi après la rentrée. Le procureur général y examinait, devant la Cour réunie en chambre du conseil, la manière dont la justice avait été rendue durant l’année écoulée. Dans les décennies 1830 et 1840, la mercuriale se prononçait toujours à la Cour d’appel de Liège, mais vraisemblablement pas à Bruxelles et à Gand, en dépit des tentatives du Baron d’Anethan, ministre de la justice, de la réhabiliter dans ces deux cours. La confusion entre les deux discours s’installa définitivement avec l’article 222 de la loi du 18 juin 1869, conçu ainsi : “Tous les ans, après les vacances, les cours de cassation et d’appel se réunissent en assemblée générale et publique. Le procureur général près chaque cour prononce un discours sur un sujet convenable à la circonstance [le discours de rentrée]. Le procureur général près la cour d’appel signale, en outre, la manière dont la justice a été rendue dans l’étendue du ressort ; il indique les abus qu’il a remarqués [la mercuriale], il fait enfin les réquisitions qu’il juge convenables d’après les dispositions de la loi, et la cour est tenue d’en délibérer. Les procureurs généraux envoient au ministre de la justice copie de leurs discours et des arrêts intervenus”. Autrement dit, le législateur de 1869 a voulu fusionner le discours de rentrée et la mercuriale au sein de la même audience publique. C’est très certainement la raison pour laquelle la deuxième expression est progressivement devenue synonyme de la première.

 

4. Evolution législative au XXe siècle

La suppression du discours de rentrée en France, de 1903 à 1930, n’influence nullement le législateur belge. Au contraire, des voix s’élèvent en Belgique pour déplorer cette atteinte portée à la magistrature française. Le Journal des Tribunaux écrit à ce propos: “Il n’est pas légitime de destituer la magistrature du privilège de parler ainsi. C’est la faire déchoir de son véritable rôle et la réduire vis-à-vis de la Loi à un état de subordination et de passivité contre lequel proteste le caractère essentiel de sa fonction”.

Au XXe siècle, le discours de rentrée connaît de nouvelles modifications législatives ainsi qu’une tendance accrue des procureurs généraux à déléguer cette mission à leurs avocats généraux, voire même à leurs substituts. L’article 39 de la loi du 15 juin 1935 impose aux cours et tribunaux, pour la tenue des assemblées générales, l’emploi de la langue prescrite aux administrations locales de leur siège par la loi du 28 juin 1932, c’est-à-dire l’unilinguisme : le français à la cour d’appel de Liège et le néerlandais à la cour d’appel de Gand. Cette règle ne s’applique pas à la Cour de cassation et à la cour d’appel de Bruxelles où les discours de rentrée seront désormais prononcés en néerlandais les années paires, en français les années impaires et inversement après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à ce jour. Cette disposition met sur un pied d’égalité les auteurs et auditeurs du discours de rentrée à Bruxelles – pensons notamment aux nouveaux docteurs en droit, francophones et flamands, amenés à prononcer leur serment devant la cour d’appel au terme de la même audience solennelle de rentrée.

Il faut ensuite attendre la loi du 10 octobre 1967 contenant le Code judiciaire pour constater de nouveaux changements législatifs concernant le discours de rentrée. L’article 351 du Code judiciaire, qui entre en vigueur en 1970, remplace l’article 222 de la loi du 18 juin 1869, mais avec des modifications de forme et non de fond. À la même époque, la pratique du discours de rentrée est étendue aux nouvelles cours du travail, qui le prononcent pour la première fois en 1971. L’article unique de la loi du 16 juillet 1980 modifie ensuite sensiblement l’art. 351 du Code judiciaire, en rendant l’usage du discours de rentrée facultatif dans les cours d’appel. La Belgique suit en cela la même évolution qu’en France où cette voie avait été empruntée dès 1974. Le procureur général près la Cour de cassation doit toujours prononcer un discours sur un sujet “convenable à la circonstance”, tandis que les procureurs généraux près les cours d’appel sont uniquement tenus de signaler la manière dont la justice a été rendue dans l’étendue de leur ressort et d’indiquer les abus qu’ils auraient remarqués, soit l’antique mercuriale. Dans les cours d’appel, c’est seulement si l’orateur “l’estime utile”, qu’il peut également prononcer un discours sur un sujet convenable à la circonstance. Le Code judiciaire conserve ainsi le discours d’apparat à la Cour de cassation, tandis qu’il n’exige plus qu’un discours “statistique” en cours d’appel. Depuis lors, la tradition de prononcer un discours de rentrée s’est toutefois largement perpétuée au sein des cours d’appel. La disposition qui régit actuellement le discours de rentrée figure à l’article 73 de la loi du 22 décembre 1998, entrée en vigueur le 2 août 2000. Elle diffère peu des exigences antérieures, si ce n’est que le discours se doit désormais d’être “adapté à la circonstance”. Ce synonyme au mot “convenable” en vigueur depuis près de deux siècles aura sans doute été choisi pour sa charge sémantique moins moralisatrice.

En définitive, la législation relative au discours de rentrée a peu évolué depuis 1869, voire même depuis 1810. Cela témoigne indéniablement d’un attachement certain des magistrats belges à cette tradition judiciaire, certes contraignante pour l’orateur, parfois lassante pour quelques auditeurs, mais dont nul ne remet véritablement en doute les contributions essentielles aux doctrines juridiques et à l’histoire judiciaire.

 Aude Hendrick
Université Saint-Louis Bruxelles

Pour plus d'informations, consulter la thèse (en cours de publication) de Aude Hendrick, "Des mots de circonstances. Les discours de la haute magistrature belge au XIXe siècle", Thèse en histoire soutenue le 20 avril 2012 (promoteurs : Jean-Pierre Nandrin (FUSL) et Xavier Rousseaux (UCL)).